lundi 27 juin 2016

LA TOURTERELLE

Ma chère amie.
Voilà plus de cinquante années que je pense à vous. Depuis ce triste matin d'un mois de Juin quelconque où vos parents, l'air enjoué dirent aux miens qu'ils déménageaient... Qu'ils partaient vers des jours meilleurs, des pays de cocagne, un avenir radieux... Enfin le croyaient-ils... La misère n'est pas plus douce au soleil quoiqu'en dise le Poète. Votre mère demanda si l'on voulait bien s'occuper des dernières plantes vertes intransportables, et de la tourterelle dans sa cage qui, je m'en souviens encore fit froncer les sourcils de mon père, toujours attentif à sa tranquillité, obtus qu'il était à toutes roucoulades et autres fanfaronnades des bestiole apprivoisées qui salopaient son pré carré... Croyant faire de l'humour, il déclara que le matou boufferait jusqu'à la dernière plume la gentille colombe, ce qui inonda de larmes vos yeux ( dont j'ai hélas oublié la couleur ! ), larmes vite ravalées par l'excitation du moment et un grand verre de cette grenadine dont vous raffoliez... Je me souviens vous avoir consolé en disant que maman détestait les poils de chat sur les coussins du salon, les chiens qui faisaient des saletés partout, les poissons qu'il fallait nourrir... Même les enfants des autres la rendaient folle... Si je m'engageais à m'occuper de l'oiseau, et pour ne pas décevoir ces voisins qui avaient été de bonnes gens, toujours prêts à " rendre service ", il fut décidé que le volatile resterait dans nos murs...
" Vous nous le ramènerez quand vous viendrez nous voir ! Car j'espère que nous n'allons pas nous quitter à cause de quelques centaines de kilomètres " déclara votre mère en refermant le coffre de la 403 familiale...
Le nid de serpents dans lequel nous plongeons quand nous évoquons le passé, les souvenirs, quand nous feuilletons les vieux albums de photos - regarde c'était le hangar où nous jouions quand on était gosses - frétille sans cesse et encombre trop souvent nos mémoires atrophiées par le temps qui passe. 
Aujourd'hui après un demi siècle, vos cheveux n'ont plus la même couleur et mes mains sont couvertes de tâches brunes qui racontent une histoire qui dure depuis trop longtemps. Je me souviens pourtant du grand soleil qui brillait ce matin là, de votre blouse à carreaux et des boucles insoumises qui tombaient sur votre front. Quelque temps plus tard, pendant que je nettoyais les fientes, distrait dans mes pensées, j'ai laissé la cage ouverte et la tourterelle s'est envolée. Il me plaît d'imaginer, aujourd'hui, qu'elle est partie vous rejoindre dans ce pays d'où jamais je ne reçus  la moindre nouvelle.
Mémoires Analphabètes.

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