Il la regardait mâcher consciencieusement son céleri râpé, accompagnant sa mastication laborieuse de grandes lampées d'un vin blanc chargé de sulfites, qui la mettraient à la renverse à la prochaine chopine. C'était un restaurant bon marché ( un boui - boui comme on disait dans l'ancien monde, entre les parenthèses ) qui avait échappé, on ne sait trop comment, à la rénovation du quartier, à l'invasion des Starbucks, des salons de bien être, et autres estancots de bougies parfumées, d'attrapes bobos, qui avaient jeté les petits loyers dehors, et régalaient une faune de hipsters barbus en trottinettes électriques...

Le loufiat qui zonait entre les tables semblait sorti tout droit d'une chanson de Perret, un vieux gars qui avait connu Léautaud, et fait une belle carrière dans la chansonnette. Le " tord-boyau " lui revint en mémoire pendant qu'il se prenait le bec avec une entrecôte qui avait connu des jours meilleurs... Faut dire que l'addition ( peu salée ) valait bien qu'on se fracasse quelques chicots sur un morceau de barbaque, et une crème dessert un peu rance que l'on n' osait pas renvoyer en cuisine. " La faim justifie les classes moyennes " avait-il lu quelque part, il y a longtemps, quand la lecture était son passe-temps préféré... Quand Bob défrayait la chronique avec ses ray bans, ces frisettes, et son air grognon... 

Le temps qui passe valait bien des harengs pommes à l'huile... Comment pouvait-elle mélanger sa rémoulade avec ce plat de moujik, en parlant de Nabokov, de Satie, ou du Velvet... Cela le mettait en appétit... Les mystères de la vie sont insondables. Il y a des rencontres que l'on n'oublie jamais, ou que l'on s'invente pour faire passer le frichti. Des gamelles, bonnes ou mauvaises, qu'on lape comme des clebards, avant de regagner sa niche...

Ces gens là.