Mes premières années se passèrent sans encombre. Certifié très tôt, bon pour le service, malgré une légère claudication qui me faisait sans cesse déraper sur le plancher des vaches, mon enfance passa comme celle de Jacques Brel*.entre des femmes soucieuses, et des ivrognes en maillot. J'appris vite à me méfier de la mort qui emportait des vieux que je n'connaissais pas, et des vicieuses cousines qui me pinçaient les bras jusqu'au sang. Comme j'étais malingre, pas doué pour les bagarres de rue, je me suis adapté. J'ai observé le manège, un oeil sur le Mickey, l'autre sur un  avenir de gagneur, si les forains de la foire consentaient à ne pas me mettre au piquet. Soupesé le pour, et le contre, pendant que les petites fées m'aguichaient avec leurs sucres d'Orge.... Ca n'était pas très difficile. Mes congénères n'étaient pas très malins. Il suffisait de les brosser dans le sens du poil, de ne pas trop marcher sur leurs certitudes. Et si je poussais comme un champigon trop à l'étroit dans ses spores, il suffirait que je me courbe un peu, pour ne pas dépasser le dessus de la mélée. Je ne serais jamais, pour mes proches, mes voisins, ou mon boucher - ce brave homme qui me faisait goûter son saucisson à la pistache, ou son pâté croûte, d'où mon addiction précoce à la charcutaille - un miochon à croissants un morpion à sucettes...  Jamais je ne deviendrais le client chicaneur, le pointilleux de service, l'aiguillon qui titille le boeuf, ou la poussière qui vous fait cligner de l'oeil. Je grandirais dans l'ombre, toujours prêt à m'effacer dans le troupeau, à fuir les prédateurs, à choisir un coin de luzerne. Les choses vont comme elles vont. Mes cousines grandirent, ne pensèrent plus à me montrer leur grigris, à faire tourner bourrique ma pauvre tête, avec leurs chants de sirènes... Les derniers de la classe oublièrent les gnons sur mon pif, pour faire carrière, et comme toute la couvée, je m'appliquai à pousser de quelques centimètres sous la toise des années. 

Peu après, je rencontrai Bobby.

* Chanteur belge.